L’Amour Et Les Forêts

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     Huile sur toile 80X60  octobre 2014

L’amour et les forêts est le titre du dernier roman de l’écrivain Eric  Reinhardt publié chez Gallimard en septembre 2014. Grand succès de la rentrée littéraire, listé pour le Goncourt et pressenti pour d’ autres récompenses littéraires  qui attestent de la qualité  de cette écriture,  ce roman a attiré mon attention pour une autre raison. J’ai répondu en l’achetant, d’abord et avant tout, à  une curiosité toute personnelle pour ce qui se joue sur le terrain de l’écriture quand un homme – écrivain – personnage du roman entretient lui même le fil narratif qui tisse la trajectoire de son personnage féminin. J’ai lu le roman très vite, puis comme mue par une nécessité évidente et impérieuse, j’ai exprimé par la peinture ma propre vision de cette histoire romanesque qui laisse des traces. Ceci n’engage que moi et j’espère que, si d’aventure, l’auteur de ce passionnant roman  était amené à voir la représentation  picturale que j’en ai fait, il ne  m’en voudrait pas d’avoir tenté d’y faire écho dans d’autres espaces d’écriture.  Il s’agit d’inspiration et non de métalangage, chacun peut donc y voir ce qu’il veut.

Ceci étant dit, cette curiosité initiale pour le livre d’Eric Reinhardt a fait place à une véritable révélation. Il y a longtemps que je n’avais pas eu ce « choc littéraire ». En dépassant le pathos des histoires sordides dont les femmes sont  les victimes soumises dans un rapport de force aliénant, le tout  imprégné d’une culpabilité omniprésente, on s’aperçoit vite que ce qui se joue dans cette histoire, c’est une prise de conscience d’un ordre qui limite. On sait tous que ces arrangements sociaux sont réducteurs mais il est bien difficile d’y faire face sans se mentir ou de s’en dégager sans faire preuve de nihilisme.

J’ai eu l’occasion de réfléchir sur ces thèmes, particulièrement dans le cadre de mon travail de DEA intitulé  « Rupture et re-naissance – Doris Lessing, Joyce Carol Oates, Margaret Atwood- et le roman féminin contemporain« . J’ai pressenti au hasard d’une critique lue dans un magazine, qu’avec ce roman, L’amour et les forêts, j’allais renouer avec ces questions que je n’ai jamais cessé de me poser. Quelle forme prend, aujourd’hui, en 2014, l’expression littéraire d’une quête essentielle, celle de la perception unifiée du sens véritable de notre identité? Une identité de femme. Il s’agit d’une  identité fragmentée, à multiples facettes contradictoires, un Janus à deux têtes qui regarde vers le passé et l’avenir, qui est victime et bourreau à la fois. De rencontres avec l’humain protéiforme sur qui on projette nos propres désirs. Au final, brouillage d’écran.  Qui peut sauver qui? Que doit-on accepter de concilier pour vivre pleinement? A quelle éthique, à quels sacrifices devons nous  véritablement faire allégeance?  La tension  entre le désir de réussir toute forme d’intégration et d’unification de l’être et la dureté des rapports de forces sur  le terrain du quotidien peut  nous fracasser. Il y a la rébellion, l’état de grâce, les forêts, en lisière desquelles un monde magique nous laisse entrevoir d’autres possibles et d’autres perspectives. Mais il y a aussi  le vertige de la chute, le trou noir de l’auto-destruction.

Dans un des romans qui faisait partie du corpus de mon sujet de DEA,  Do With Me what You Will de Joyce Carol Oates et que j’appelle « un roman de l’enfermement », l’héroïne court  à sa perte en offrant un exemple édifiant de renoncement. L’imaginaire peut-il être un refuge lorsqu’ on renonce, par peur ou culpabilité, à être soi même? Quels sont les archétypes qui sous-tendent la fiction romanesque féminine? La Princesse de Clèves, Madame Bovary, The French Lieutnant’s Woman de Fowles pour n’en citer que quelques exemples, illustrent ces vies brisées. Le romantisme et le roman gothique ont cultivé jusqu’au paroxysme le sensationnel des intrigues sordides et des destins expiatoires.  Dans la littérature  anglo-saxonne contemporaine sur laquelle je me suis appuyée dans mes recherches, la descente aux enfers apparait comme un passage obligé de cet itinéraire archétypal, mais la question qui reste posée est de savoir ce qui y survit. Peut-on en attendre la résurrection d’un moi unifié? Peut-être, si le cheminement en un monde, au centre duquel se trouve l’héritage d’un passé qui n’a pas pu être assumé, aboutit à une révélation suprême capable d’intégrer et d’accepter cet autre moi.  Sauf qu’ici ce qui est esquissé se transforme déjà à l intérieur du roman en utopie, boite dans la boite,  un lieu et un moment mythique de référence, sacrifiés sur l’autel de la bonne conduite. Ce moment reste déconnecté, placé sur le piédestal de l’unicité, expérience obsédante universelle et magique.  La situation est tragique non transcendable, une seule phase d’expansion de six heures idylliques ne peut  inverser un rapport de force sinistre et dévastateur de longue haleine. En cela, L’amour et les forêts est assez proche, me semble-t-il de la forme romanesque du 19e siècle selon laquelle  la seule forme de protestation pour les femmes était de se suicider ou de sombrer, contemplées par des acteurs pervers diaboliques ou des spectateurs compatissants  impuissants.

Ce qui m’a intéressée dans l’Amour et les forets, ce sont les échos, les réminiscences et les mises en abimes des différents points de vues et formes littéraires, les histoires enchâssées, comme mille facettes d’une même réalité cachée aux uns, démentie par les autres ou   magnifiée à soi meme. Un tissu rendu visible à nos yeux, comme une trame de l’existence avec des croisements, des lignes droites, des failles, des profondeurs, des enchevêtrements, des reliefs, des spirales, des éclairs et des éclaircies qui sont autant de modalités  d’expériences individuelles et collectives qui prennent vie par l’écriture et les projections que nous pouvons faire.

« Vous me demandez, Eric, pourquoi je trouve cette mer hostile attirante? Je vais vous le dire : en raison de ces lointaines profondeurs invisibles, noires, épaisses, où peuvent s’entendre les échos de nos rêves. Rien n’est pire que le dur des surfaces planes, que le tangible des surfaces dures, que l’obstacle des écrans qui se dressent, sauf si des films y sont projetés. Je préfère le profond , ce qui peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s’engloutir, de se dissimuler: l’amour et les forêts, la nuit, l’automne, exactement comme vous » Mots de Bénedicte Ombredanne  à l’auteur-personnage-écrivain (page 23  édition Gallimard).

Proche de notre univers, les mots de l’héroïne font, à mon sens, résonner une émotion reconnaissable dans le travail pictural. C’est une vision qui exalte la fragilité tout en donnant une valeur exemplaire à la douleur. Force et fragilité s’y côtoient, le trait est à peine esquissé ou assuré.

Ce tableau est très différent de ce que je peins d’habitude, les lignes sont plus tortueuses et plus floues, verticales, telles des époques, des segments de nos vies qui auraient pu prendre un autre chemin au travers des branchages de la forêt. Elles se  superposent et se confondent parfois. La nature et la robe ne font qu’un pour un bref instant de fusion et de plénitude. Le choix chromatique donne un léger sentiment d’oppression, le rouge et le noir en opposition, ou en jeu de miroir entre passion et sombres abysses, le vert est, bien sûr, omniprésent. Le blanc c’est la lumière qui nous éclaire mais c’est aussi le pâle reflet de ce qui n’est plus.

Epiphanie, transcendance, « spectacle mirifique sous le plancher d’une vielle auberge, au coeur même de la roche », passion et flèches qui atteignent leur but, végétation bienfaitrice qui accueille les confidences et se prête aux découvertes, résurrection d’une présence orgueilleuse et  surannée à la robe amplement déployée, tout en légèreté et en transparence qui irradie et enrichit le réel si indigent  ou bien fantôme d’un autre temps englouti dans les tortueux obstacles d’un monde hostile, figure shakespearienne d’Ophélie, saisie à un moment crucial, tragédie tendue entre rêve et réalité,   entre   l’éclat de l’amour ou le silence de l’anéantissement.

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