Le Temps Passé, cette formulation pourrait être le titre choisi pour ces tableaux. Le Temps Passé 1 et Le Temps Passé 2. Acrylique 92X72
Il n’est pas essentiel de donner un titre à un tableau, parfois on a plutôt envie de s’abstenir et de laisser chacun se laisser guider par ses perceptions et sa sensibilité. Un titre est souvent la synthèse ultime qui décrit le contenu et, de ce fait, le titre nous oriente devenant un fort indicateur de ce que nous devons en comprendre et en retenir de façon un peu trop univoque et réductrice. Regardez ce que je vous donne à voir ! Ici, regardez le temps passé ou le temps passer.
S’interroger sur le choix du titre pour ces deux tableaux est avant tout un prétexte pour expliciter ma démarche.
Tout d’abord, petit clin d’oeil très terre-à-terre, d’un point de vue purement factuel, le temps passé pourrait s’entendre comme une information s’appuyant sur une donnée révélant le temps passé à faire chacun des tableaux. C’est une question qui m’est parfois posée mais en même temps un peu taboue et qui me laisse souvent sans réponse précise. Que veut-on savoir vraiment en posant cette question? S’agit-il d’une tentative de jauger la valeur marchande du produit? S’il convient de retenir la durée comme critère dans l’ estimation de cette valeur, pouvons nous alors tomber d’accord sur le fait que la valeur du tableau serait proportionnelle au temps passé, comme pour un bon artisan payé à l’heure pour son travail de qualité, ou de façon contre-intuitive, le peu de temps passé serait-il le signe de la fulgurance de l’inspiration, marque suprême de l’élan et de vitalité créatrice propres à marquer les esprits? L’artiste « habité » qui commence et termine son oeuvre en un geste unique et abouti serait-il un meilleur artiste que l’artiste laborieux qui reprend l’ouvrage inlassablement pour parfaire le plaisir de l’oeil? N’est-on pas toujours les deux à la fois, un peu l’un et un peu l’autre à chaque fois et parfois même totalement l’un, en harmonie parfaite et sans bavure comme si notre esprit guidait notre main avec la précision d’une horlogerie bien réglée sans que l’on sache vraiment pourquoi ni comment? Nous sommes pétris d’histoires, d’expériences, et de formes, le processus créatif est en veille et aux aguets, la matière première que nous avons captée et que nous allons transformer circule avec plus ou moins de fluidité. Portés par ce flux signifiant, nous sommes parfois bien dans le rythme, prêts à nous insérer dans le courant et à recycler la matière dans un autre langage. Comme en littérature, il y a toujours un avant-texte, le premier mot du roman ou la première touche du pinceau sur la toile ne sonnent pas le début des opérations d’un chantier programmé. Même si je conçois la curiosité qui motive une telle question, je me trouve souvent démunie pour apporter une réponse pertinente. Ce que je sais c’est que dans ce domaine l’inattendu prime; un tableau n’étant pas un objet de production en série, ce genre d’estimation est difficilement envisageable, voire périlleuse. Le temps nécessaire à la réalisation d’un tableau est aléatoire et non prévisible. C’est le résultat qui compte et le plaisir à le regarder une fois terminé. Pour information, il y a, quant à cet aspect mesure du temps passé, un facteur de 1 à 10 entre les deux tableaux présentés ici et ce pour un travail effectué simultanément, dans des conditions similaires, avec la même palette de couleurs et sur un support identique, aucun des deux ne mérite de ce simple fait d’être dénigré ou encensé. Peu importe la rapidité d’exécution, les vibrations qui font caisse de résonnance passeront si le tableau est réussi.
Sur un plan plus conceptuel, intituler les tableaux « le temps passé » est une manière d’évoquer les différentes images qui défilent devant nos yeux sur la trajectoire de notre existence. Pour comprendre le rendu de ce travail, on peut penser à ce que l’on peut voir, plutôt apercevoir lorsque à bord d’un véhicule un paysage défile sous nos yeux, notre perception est trop rapide pour identifier clairement les contours et contenus des scènes ou paysages, il ne reste que des impressions fugaces. Peut-être avez vous déjà ressenti ce sentiment d’essayer d’imprimer et fixer des états du réel au fur et à mesure que cette même réalité se dérobe à vos yeux? D’ailleurs votre capacité à être au plus près de la vérité nette, unique et precise est inversement proportionnelle à la rapidité du déplacement du véhicule. Imaginez vous à bord d’une voiture qui file sur des routes aux paysages changeants, d’un train qui ralentit avant d’entrer en gare frôlant les facades des tours de bureaux aux reflets argentés. Vous êtes peut-être aussi quotidiennement le spectateur passif de la vie qui suit son cours dans des appartements haussmanniens vus du métro aérien dans certains arrondissements de Paris, ou vous êtes peut-être animé de la soif de découverte du touriste qui emprunte un bus ou un tramway dans une ville lointaine et inconnue. Que restera-t-il de tout cela une fois passé par le filtre de notre mémoire et au crible de notre sensibilité? Dans ce type de situation nous sommes bombardés d’images incomplètes qui se superposent, notre œil est un appareil photo qui se déclenche subrepticement, le mystère se cultive de lui même, il s’agit de scènes à fort pouvoir suggestif, entre rêve et réalité, légendes et fantasmes, empathie ou rejet et pour palier la frustration de ne pas en savoir plus, notre imagination prend le relais et nous emporte vers une interprétation, voire une sur-interprétation du réel.
Comme autant de flash-back, plans ou séquences antérieurs à l’événement représenté dans un film, ces ‘cases’ du tableau, ces rectangles et ces carrés qui constituent cette géographie de l’espace sur la toile sont autant de fragments de scènes entraperçues, reflets de réalités qui ne sont plus et ne seront plus à disposition pour être contemplées ou reproduites à l’identique. Le tableau, construit sur cette juxtaposition d’impressions peut à son tour devenir le socle et matériau d’une multitude de perceptions et interprétations par celui qui le regarde.
Le même procédé « d’arrêt sur image » est à l’oeuvre lorsque les bribes plus ou moins floues de notre passé ressurgissent. On revisite sans cesse le temps passé, parfois sans le savoir, en tout cas pas spécifiquement dans la mise en exercice d’un processus conscient à des fins pragmatiques. On construit des ponts, on tisse des histoires, on fabrique du mythe et la cohérence de la continuité narrative repose sur notre propre interprétation. Si l’on s’interroge sur le sens produit par une telle démarche, on peut comparer cela à un pêle-mêle: mise en scène créative qui permet l’assemblage personnel de photos et divers souvenirs qui traversent les lieux et les époques pour fixer des instants à jamais révolus. On constatera alors, parce que nous sommes humains, le caractère aléatoire et unique du pêle-mêle que chacun constituera ( je ne parle pas du support mais du contenu) pour rendre compte des moments de son histoire. Dans cette mise en forme de représentations du vécu, on crée du sens en réactualisant le potentiel symbolique entre langage et individu sous diverses formes. S’inscrivant dans une coloration contextualisée, le signifiant sera plus clairement explicite pour celui qui a crée le pêle-mêle et beaucoup plus sujet à interprétation, voire à caution pour celui qui serait amené à le contempler. Dans tous les cas, le résultat produit, c’est à dire le tableau achevé, aime être propice à la rêverie et à l’évasion. Dans cette mise en scène d’images fugaces sélectionnées par notre sensibilité et rappelées aux avants-postes de notre conscience, la chronologie existe nécessairement, elle est le moteur même de cette réalité, mais elle n’a pas d’importance, l’essentiel n’est pas là, seule compte la poésie de l’assemblage que chacun en fait dans la production ou la contemplation de l’oeuvre.